« Inventer d’autres façons de travailler »
Somalina Pa, responsable du 110 Bis, laboratoire d’innovation au ministère de l’Éducation nationale, nous parle des avancées dans le domaine du numérique éducatif.
C’est un dispositif d’accompagnement à l’innovation dans toutes ses formes, qu’il s’agisse de premiers pas vers l’innovation pédagogique, du numérique, de l’organisation, du côté juridique, etc.
Quand on a lancé le Lab, en 2018, on nous a fait beaucoup de réflexions en interne pour dire que ça ne concernerait que les catégories A, les jeunes ou les geeks. Au contraire, nous avons toujours voulu ouvrir cet espace d’expérimentation et de réflexion à tout le monde !
Nous avons donc commencé par une phase de défrichage, afin de faire remonter les demandes et voir quelle réponse apporter. Puis nous avons structuré l’offre de services à proprement parler et aujourd’hui nos missions se déclinent en quatre axes principaux :
- l’incubation de projets et services numériques ou non ;
- l’animation et l’organisation de sessions de travail collaboratif (avec par exemple pour thèmes les problèmes à venir en 2030, comment les identifier et trouver des solutions) ;
- l’essaimage, un axe qui porte sur l’accompagnement des laboratoires d’innovation dans les académies. On compte une vingtaine de labs opérationnels ou en projet à travers le territoire. En tant que centrale, nous ne sommes pas prescripteurs, mais nous avons une charte de valeurs communes et nous accompagnons les labs en fonction des besoins usagers dans ces académies ;
- et enfin la contribution à l’écosystème de l’innovation publique et du numérique éducatif (programmation ouverte pour acculturer les agents, valorisation, activité de veille, etc.)
Nous sommes quatre, chacun avec nos compétences de base spécifiques (en gestion de projet, communication, ou encore accompagnement), plus des intrapreneurs mandatés pour porter des projets, notamment les startups d’État.
Petit à petit, on se spécialise : référent coaching agile, activité maker et programmation… De mon côté, je suis plus en relation avec les sponsors et impliquée dans la recherche de financements.
Vu de ma fenêtre, ce serait de lever des barrières afin de permettre aux enseignants de tester des choses dans un cadre sécurisant et serein ; leur donner les moyens d’être outillés et de se sentir moins seuls, sans avoir peur de faire des erreurs.
Nous avons aussi l’enjeu de la formation, qui doit être ancrée sur le terrain, ou encore celui de la recherche, essentielle quand on parle de numérique éducatif.
Il faut aussi se donner les moyens de rendre plus visible la relation avec l’Edtech française en rendant plus lisible l’organisation complexe de l’Éducation nationale et plus accessible toute la galaxie d’acteurs et de dispositifs qui soutiennent les EdTech. Ce travail a déjà commencé, notamment via nos publications sur le site en version beta www.jelancemonedtech.fr/. On y trouve notamment une liste des contraintes techniques à respecter, des boîtes à outils qui renvoient vers la liste des appels à projets existants, un glossaire, etc.
Ces contenus sont à la fois destinés aux startups, en particulier les nouveaux entrants, et aux agents de terrain sollicités par ces entreprises de l’Edtech, qui bénéficient donc d’une base pour répondre concrètement à leurs questions et leurs besoins.
Avec la pandémie, nous avons reçu énormément de demandes de la part d’enseignants, d’entrepreneurs, d’acteurs de l’éducation qui avaient plein d’idées et de questions sur le sujet, donc nous avons tout regroupé pour mieux répondre à ces enjeux.
Au ministère, cela renvoie aussi bien au management, qu’à la pédagogie et la formation, ou la technologie, bien sûr.
La crise sanitaire et le développement du télétravail ont montré qu’il fallait inventer d’autres façons de travailler. Il y a de nouvelles postures, de nouvelles méthodes managériales à adopter pour faire adhérer ses équipes à différents projets.
Une question que l’on se pose, c’est : « Peut-on former à l’innovation tout en étant dans des schémas de formation traditionnels, dans le sens descendant ? » Nous observons notamment qu’une bonne part des montées en compétences chez les enseignants – sur le numérique en tout cas -, se font via leurs pairs, grâce au travail collaboratif, des groupes d’aide sur Internet ou aux acteurs sur le terrain. Ce besoin d’innover dans la formation explique pourquoi certains labs d’innovation dans les académies sont étroitement liés aux dispositifs de formation continue.
Sur le volet technologique, des sujets bruissent, notamment sur la réalité augmentée et le métavers. Avec la DNE (direction du numérique pour l’Education) et la DGESCO (direction générale de l’enseignement scolaire), nous sommes en veille là-dessus. Chacun y porte un regard différent, ce qui est enrichissant.
Il y a aussi un niveau de réflexivité qui a augmenté sur la question des données, de la souveraineté et de l’impact écologique. Je pense qu’il y a une dynamique naturelle sur ces questions, qui est liée à un début de prise de conscience par la société dans son ensemble. Les jeunes sont sans doute plus sensibles à ces questions.
Au niveau de l’administration centrale, sur les sujets de veille, c’est un système de cercle apprenant entre les différents services et tout se fait avec fluidité. Nous partageons réflexions, documentation, moments d’échanges avec des experts d’un sujet.
Pour la question du portage de projets en incubation, en aval un travail est fait sur les questions de transferts : de compétences, du produit en tant que tel, de l’animation de communauté qui fait partie intégrante du service. En amont, on essaye d’embarquer tout le monde dans un projet dès le début, à condition d’accepter une façon de travailler qui va à l’essentiel. Par exemple, avant même de sortir un POC et donc de se lancer concrètement dans un projet, on ne va pas se mettre trop de bâtons organisationnels dans les roues ! Il ne faut pas que les échanges soient trop rigides, qu’on ait à passer par un système de gouvernance lourd pour prendre la moindre décision avant même de savoir si un service peut apporter de la valeur.
Ce n’est pas facile de faire bouger des institutions aussi grandes que l’Éducation nationale. Mais les différentes strates décisionnelles comprennent vraiment ces nouvelles façons de faire que nous promouvons, plus agiles, résolument centrées sur les usagers, qui passent par une phase de prototypage/version beta. Il y a donc une relation de confiance qui permet de gagner du temps.
De notre côté, nous essayons de mieux comprendre les contraintes de tous les autres services et acteurs du numérique éducatif pour nous mettre en situation d’empathie et adapter notre discours et notre façon de faire – mais pas trop non plus, sinon on n’avance pas ! C’est tout un équilibre à trouver.
Dans l’ensemble, au sein de l’Éducation nationale, il y a une vraie dynamique en faveur de l’innovation, ce qui facilite notre action.
Ces projets sont mesurés par leur impact au regard de l’irritant initial, donc on sait globalement si nos produits sont utiles et utilisés ou pas. On regarde la fréquentation des modules sur un site, mais on essaye surtout de voir si on a réussi à apporter de la valeur pour les utilisateurs ciblés.
Par exemple sur Classe à 12 (réseau social créé en support du dédoublement des classes), plus de 85 % des visiteurs du site, des enseignants et formateurs pour la plupart, s’inspirent des vidéos proposées par les pairs et les réutilisent dans le cadre de leur propre pratique professionnelle. Parfois, ils veulent même y apporter leur contribution en retour. C’était l’objectif fixé.
Il y a près de 1,1M d’agents dans l’Éducation nationale, dont 850 000 enseignants. En termes de gestion des compétences, c’est immense. Le secteur fait souvent l’objet d’un bashing, mais si on regarde à cette échelle, avoir une telle créativité, une telle capacité à résoudre des problèmes, à s’adapter rapidement, c’est plutôt pas mal ! De même le travail de pair à pair entre enseignants est déjà très répandu et pas assez valorisé à mon goût !
Du côté de l’administration centrale, le travail en « mode projet », le recours aux méthodes d’intelligence collective deviennent petit à petit des réflexes, même si ce n’est pas encore 100 % mature. Notre rôle au 110 Bis, c’est de placer les agents dans ces conditions, de montrer que le travail en collaboration, quand cela est bien organisé, est plus efficace et convivial.
C’est vraiment avec la mise en situation que les agents comprennent l’apport de ces modes de travail. Cela permet de faire tomber quelques barrières au passage, notamment hiérarchiques, puisque le cadre des échanges de ces ateliers, c’est l’horizontalité, l’importance donnée à l’avis de chaque participant, la liberté de poser des questions même quand elles ne font pas plaisir, etc. L’un des enjeux principaux, c’est que ces pratiques se pérennisent en sortant du Lab. Cela ne sert à rien si tout est oublié après les ateliers !
On ne sait pas trop dire si le bond en avant numérique lié à la Covid est pérenne ou non. N’a-t-on pas simplement transposé en distanciel ce qui se faisait en présentiel un moment donné et avec une montée en compétences essentiellement sur…la visio ? Je ne sais pas si nous avons le recul nécessaire pour le savoir.
Côté lab, sur le fond, nous continuons à nous investir sur des sujets d’innovation qui vont sans doute prendre de l’ampleur : la formation à la cybersécurité, la réalité virtuelle dans un contexte éducatif, et d’autres sans lien avec le numérique.
Enfin, nous avons vraiment pour enjeu d’essaimer sur le territoire. Parce que les académies ne se ressemblent pas forcément, il y a des problématiques différentes d’un territoire à l’autre. L’innovation et le numérique n’ont sans doute pas la même portée qu’on se trouve à Paris ou en Guyane. Nous avons des lieux « totems », mais il faudra encore élargir le champ, aller chercher les publics les plus éloignés, grâce notamment au distanciel, et donc au numérique.